Le Rāmāyaṇa

Le Rāmāyaṇa, depuis quelques siècles avant l’ère commune jusqu’à nos jours, s’est démultiplié en d’innombrables traductions et adaptations, y compris hors du monde indien, en incluant des modes d’expression artistique non littéraires (peinture, danse, théâtre, cinéma…).

Ce foisonnement, sans rival parmi les textes de la culture hindoue, s’explique par le fait que très tôt ce récit est devenu un des piliers de l’hindouisme, mais aussi par la dimension profondément humaine des situations et des sentiments qu’il décrit, par son intensité dramatique propre.

Puisqu’il existe une foule de Rāmāyaṇa, souvent très différents les uns des autres, il faut choisir au(x)quel(s) s’intéresser en priorité. Pour répondre à l’invitation de la Fédération Védique de France, le choix le plus évident est de privilégier le Rāmāyaṇa sanskrit attribué au ṛṣi Vālmīki, considéré comme le Rāmāyaṇa originel, dont une majorité des autres Rāmāyaṇa revendiquent l’héritage. Cette œuvre est disponible en traduction française, publiée dans la collection de La Pléiade, chez Gallimard, en 1999. Cependant, on ne saurait ignorer complètement, pour comprendre toute la portée de cette œuvre, l’existence de ses adaptations les plus retentissantes, telles que celle du bengali Kṛttibās, vers la fin du 15ème siècle, ou celle de Tulsīdās, au 16ème.

La datation du Rāmāyaṇa de Vālmīki est une question épineuse. La tendance de l’histoire récente est de situer sa composition un peu après le règne du grand empereur bouddhiste Ashoka (- 3ème siècle). Toutefois, du point de vue strictement hindou, il est généralement considéré que le sage Vālmīki a composé son poème de sept chants et vingt-quatre mille vers, relatant la geste de Rāma, grâce à une vision prémonitoire, bien avant la vie même du héros, qui se situerait vers la fin de la deuxième et avant le passage à la troisième des grandes ères cosmiques rythmant la vie de la Création.

Cette œuvre monumentale est d’abord le produit d’une culture où l’oralité a toujours été prééminente, tant dans la création que dans la transmission et la diffusion des textes, une culture qui a longtemps refusé de transmettre par l’écriture ses textes les plus sacrés, les Vedas. Même si le Rāmāyaṇa ne fait pas partie du corpus védique, il a été composé et transmis initialement dans ce contexte d’oralité dominante – une oralité apte à exprimer et à véhiculer une culture raffinée, complexe, voire élitaire.

Du point de vue hindou, le Rāmāyaṇa de Vālmīki, outre l’histoire qu’il raconte, est capital en ce qu’il donne naissance à la littérature humaine (les Vedas appartenant à un autre ordre, celui de l’éternité absolue). La littérature y naît sous l’effet de l’émotion et l’art, à commencer par l’art littéraire, est catharsis des émotions. Plus tard, surtout à la période médiévale, l’hindouisme dévotionnel a massivement appliqué cette idée à la dévotion, à la bhakti, qui unit le dévot à sa divinité d’élection : le sentiment religieux est émotion, le cheminement spirituel se vit avec la palette des émotions, purifiées par la dévotion.

C’est une gageure que de résumer le Rāmāyaṇa de Vālmīki ! Mais comme il est impossible de parler de ce qui est avant tout un récit sans en connaître les grandes lignes, voici le minimum de ce qu’il faut savoir sur le contenu de cette narration.

Chant I : l’enfance des fils du vieux roi Daśaratha, Rāma et ses trois frères, à la naissance miraculeuse. Le sage Viśvāmitra se charge de l’éducation guerrière et religieuse de Rāma et de son frère Lakṣmaṇa, lesquels accomplissent leur premier exploit en le débarrassant d’une démone qui ne cessait de l’attaquer. Cette introduction se termine par le mariage de Rāma avec la princesse Sītā.

Chant II : alors que le vieux roi Daśaratha s’apprête à transmettre le pouvoir à son fils aîné Rāma, un complot ourdi par sa troisième épouse aboutit à l’exil du prince héritier. Son frère Lakṣmaṇa et son épouse Sītā l’accompagnent en ce bannissement d’une durée de quatorze ans. Éperdu de chagrin, le vieux roi Daśaratha meurt. Lorsque Bharata, le frère au profit de qui le complot a été réalisé à son insu, qui était absent du royaume, revient et découvre la vérité, il tente de faire revenir Rāma, mais celui-ci refuse, par fidélité à la parole donnée à son père. Bharata assurera la régence du royaume en l’attente du retour de son aîné.

Chant III : dans la forêt profonde, peuplée d’animaux, d’ermites et de démons, les trois exilés rencontrent une créature, sœur du roi des démons, qu’ils punissent en la mutilant de manière infâmante. Cette démone va se plaindre auprès de son frère, Rāvaṇa. Celui-ci, devenu amoureux fou de Sītā, à la seule description de sa beauté, décide de l’enlever. Un démon au service de Rāvaṇa se déguise en gazelle d’or, pour susciter la convoitise de Sītā, qui demande à son époux de lui rapporter l’animal. Lorsque Sītā est seule dans la forêt, Rāvaṇa en profite pour l’enlever sur son char céleste et l’emmener, captive.

Chant IV : au désespoir de la disparition de Sītā, Rāma, encouragé par son frère Lakṣmaṇa, entreprend des recherches. Les pérégrinations à la recherche de l’épouse enlevée vont conduire Rāma à une alliance avec le peuple des Singes : Rāma aide le roi des Singes à récupérer son trône et son épouse, et, en échange, le roi des Singes met son peuple à la disposition du roi humain pour retrouver Sītā.

Chant V : le singe Hanumān localise Sītā dans l’île de Laṅkā, captive du roi des démons rākṣasa, le tout-puissant Rāvaṇa, qui ambitionne d’égaler les dieux. Après avoir rassuré Sītā sur le sort de Rāma et sa détermination à la délivrer, Hanumān rejoint Rāma pour lui annoncer que Sītā est vivante et lui reste fidèle. S’ensuivent les préparatifs d’une guerre sans merci contre les démons rākṣasa.

Chant VI : la guerre est gagnée par Rāma, malgré la supériorité en force des démons. La trahison d’un des frères de Rāvaṇa, nommé Vibhīṣaṇa, vient renforcer le camp de Rāma. Les dieux interviennent à plusieurs occasions dans le combat pour tirer Rāma et ses alliés de mauvaises passes et lui assurer la victoire finale. Mais la victoire a un goût amer : Rāma veut répudier Sītā, dont la pureté est suspecte, après un an passé dans le palais de Rāvaṇa. Une fois encore, l’intervention des dieux assure une fin « heureuse » : Sītā et Rāma sont réunis pour être reine et roi.

Chant VII : Le règne du roi idéal, Rāma. Mais la fin de l’histoire n’est pas heureuse : Rāma bannit finalement son épouse Sītā, à cause de rumeurs qui circulent chez ses sujets, lui reprochant un laxisme qui fait tache sur la réputation de sa lignée royale. Rāma, suivi de presque tous ses proches et ses sujets, quitte ce monde, pour réintégrer Viṣṇu, dont il est une des multiples incarnations, un avatar.

On peut lire ce récit selon au moins trois plans. Humain : un désordre dynastique engendre un exil, puis un enlèvement, puis une guerre totale, qui se termine par la résolution des crises multiples nouées au cours de l’intrigue. Cosmique : les dieux sont menacés par des démons dans leur suprématie sur l’univers, ils réagissent en provoquant l’exécution d’un vaste plan destiné à éliminer ces démons et à réassurer leur pouvoir. Salvifique : le salut du monde tel qu’il existe, apporté par Rāma, avatar de Viṣṇu, est une allégorie du Salut individuel et cosmique, modèle et but ultime proposé au dévot. C’est pourquoi la seule audition de ce vaste poème est censée être vectrice de salut.

Au regard du contenu de ce récit, comment considérer le Rāmāyaṇa : comme une épopée ? Un texte religieux ? Un véhicule de la culture hindoue ? Comment le situer en regard avec les autres textes de l’hindouisme ?

La notion de ‘genre épique’ n’existe pas dans l’Inde ancienne. Ce sont les Orientalistes européens qui, au 19ème siècle, lorsqu’ils ont découvert avec enthousiasme la littérature sanskrite, ont vu en Vālmīki l’ancêtre d’Homère. S’il est vrai que le Rāmāyaṇa abonde en scènes guerrières, en héros valeureux, loue l’héroïsme au combat, il est avant tout, du point de vue indien, l’ādikāvya, le premier des poèmes, c’est-à-dire une expression littéraire harmonieuse, fondée sur la transfiguration d’une émotion humaine en un sentiment esthétique. Pour la perception littéraire indienne, le Rāmāyaṇa est principalement animé par le sentiment esthétique nommé karuṇa, la pitié. Ce récit est avant tout celui de séparations, au premier rang desquelles la séparation de Rāma et Sītā.

La réception occidentale du Rāmāyaṇa (comme du Mahābhārata) au 19ème siècle, centrée sur l’épique et l’histoire, a introduit les Indiens à une nouvelle forme d’intérêt pour ces textes, mêlant ou opposant l’investigation historique scientifique (notamment l’archéologie) et la prédominance du mythe, l’anhistorisme fondamental de la culture hindoue. Des multiples relectures générées par ce nouveau regard des Indiens sur leurs propres textes fondateurs, avec souvent de fortes tendances idéologiques, émerge la conception du Rāmrājya (‘Règne de Rāma’), développée par le mahatma Gandhi, comme état de gouvernement idéal qui serait l’horizon de référence pour l’Inde émancipée du système colonial.

Le Rāmāyaṇa de Vālmīki n’est aucunement un texte religieux. C’est un récit édifiant, destiné à illustrer la royauté idéale, conçue comme une incontournable complémentarité et interdépendance entre rois et brahmanes, entre pouvoir temporel et ordre sacré, le premier étant subordonné au deuxième. Les passages du texte dans lesquels affleure une préoccupation d’ordre religieux sont très peu nombreux. Ce sont à peine quelques indices de la véritable nature de Rāma, comme avatar de Viṣṇu.

Toutefois, la plupart des Rāmāyaṇa médiévaux, période d’épanouissement de l’hindouisme dévotionnel, surimposent à la thématique de la royauté idéale qui sauve le monde – au point de l’occulter par moments – la thématique de la dévotion pour l’avatar Rāma et du salut recherché dans une relation de bhakti avec ce dieu incarné sous forme humaine. Dès lors, le Rāmāyaṇa devient une illustration de la puissance de la bhakti. Les poèmes de Tulsīdās (dans un dialecte hindi) et de Kṛttibās (en bengali) sont des exemples de cette évolution de la geste de Rāma – avec de fortes différences néanmoins.

Kṛttibās, qui suit scrupuleusement le plan du récit de Vālmīki, veille à faire une synthèse des diverses orientations sectaires de l’hindouisme. Alors que le Rāmāyaṇa est à l’origine un récit vishnouite, vu la nature de son héros, le poète bengali donne, au sein de son histoire, une place importante au dieu Śiva, et plus encore à la déesse Durgā (une des nombreuses formes de l’épouse de Śiva), très populaire au Bengale, où le shaktisme est très implanté de longue date. C’est ainsi que, dans son récit, Rāma triomphe de Rāvaṇa, après s’être concilié les grâces de Śiva, avant la bataille, puis, dans la phase ultime de celle-ci, celles de la Déesse. Son récit nous dépeint Rāma, avatar de Viṣṇu, vénérant Śiva, puis Durgā, comme divinités suprêmes, avant que celles-ci, à leur tour, ne révèrent en Rāma le Dieu suprême.

De son côté, Tulsīdās, héritier du saint vishnouite Rāmānanda, a composé un Rāmāyaṇa exclusivement vishnouite et porteur d’une dévotion approfondie à l’égard de Rāma. Son Rāmcaritmānas est même devenu très vite, depuis le 17ème siècle, le principal texte religieux d’une majorité d’hindous de l’Inde du Nord.

Mais le Rāmāyaṇa, récit palpitant, édifiant, en-deçà d’être un message religieux, exprime une culture. On y trouve un condensé des valeurs familiales de l’Inde, avec la dévotion de l’épouse envers son époux, dans l’exemple de Rāma et Sītā, celle-ci étant l’épouse modèle par excellence. Mais il faut mentionner aussi l’attachement modèle de Lakṣmaṇa pour son frère aîné et sa belle-sœur, la piété filiale exemplaire de Rāma à l’égard de son père Daśaratha. Le Rāmāyaṇa dépeint l’idéal d’une société strictement fidèle à l’ordre brahmanique, au dharma régi par les brahmanes et leur bras armé, les rois. Bref, il reflète les idéaux prédominants dans la société hindoue dominée par les brahmanes. C’est une somme d’accès aisé et plaisant à la culture brahmanique, facilement adaptable à la diversité de l’hindouisme.

Charnière entre védisme et bhakti, le Rāmāyaṇa est donc à la croisée des chemins de l’hindouisme. Manifestement Vālmīki est plus proche de l’hindouisme védique que des élans émotionnels de la bhakti médiévale. Kṛttibās et Tulsīdās sont très éloignés du védisme, qui n’est plus qu’une lointaine référence, formelle, alors qu’ils plongent avec délices dans l’émotivité de l’hindouisme dévotionnel.

À travers la variété des Rāmāyaṇa, comme ceux évoqués ici, on touche donc à l’histoire de l’hindouisme, depuis le strict ritualisme védique jusqu’aux débordements d’émotion de la bhakti. On voit aussi comment le religieux et le culturel sont étroitement mêlés, pour le meilleur et pour le pire.

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