La Bhakti

Cette interview du célèbre érudit Shrivatsa Goswami a eu lieu le 12 mars 1982 par Steven J Gelberg. Elle explique le concept de Bhakti selon la tradition Védique.
La Bhakti (sanskrit : भक्ति) est un terme courant dans la spiritualité indienne qui signifie attachement, affection, dévotion, adoration, foi ou amour  pour le Divin.

Steven J Gelberg : Si nous prenons pour référence les Puranas et l’historiographie orthodoxe vaishnava, la Bhakti (dévotion) remonte littéralement à des millions d’années, pouvez vous nous en dire plus ?

Shrivatsa Goswami : La Bhakti est une tendance éternelle de l’être humain. Ça n’a rien d’un mouvement historique né d’un contexte social ou culturel spécifique. Aussi loin que puisse exister l’espèce humaine, il y a eu de la Bhakti….La Bhakti est comme une rivière qui prend diverses formes en suivant son cours, parfois plus large, parfois plus étroite, mais qui toujours coule, passant ici et là selon le temps et les circonstances. Parfois elle se manifeste pleinement, parfois elle semble presque disparueen raison de forces historiques ou culturelles particulières. C’est comme pour les langues. Il y a le sanskrit avant Panini et le sanskrit après Panini, idem avec toutes les langues qui varient selon les époques, toujours avec des changements dans la continuité. La Bhakti demeure ce même courant qui coule, mais apparait sous différentes formes et avec des intensités différentes ici ou là… Dans l’histoire religieuse de l’Inde de ces derniers 2000 ou 3000 ans, on peut constater que la tradition de la Bhakti était des plus répandues avec dès le 11ème siècle de puissants maîtres tels Ramanuja et Madhva. La Bhakti médiévale peut être analysée comme une révolte contre la tradition ritualistique de brahmanas des hautes classes, chose compréhensible et naturelle. La religion est une voie évolutive, qui n’est jamais stagnante. Ce qui était bon pour la période védique ne l’était plus forcément au 15ème siècle. La tradition devait être amenée dans le présent. Les réalités métaphysiques, les concepts religieux sont éternels. Mais ces concepts d’origine doivent être retravaillés d’âge en âge sous forme de vie religieuse pratique.

Steven J Gelberg : Pourriez vous nous donner un bref aperçu historique du mouvement de la Bhakti ces mille dernières années ?

Shrivatsa Goswami : On est en effet capable de retracer les Ecrits Sacrés du mouvement Bhakti avec les Alvars, qui signifie en tamoul « ceux qui sont immergés en Dieu », ces douze saints-poètes dravidiens de l’Inde du Sud, qui ont vécu entre les 6ème et 10ème siècles. Dans leurs chants extatiques ils exprimaient leur dévotion émotionnelle envers Vishnu, Krishna ou Rama. Plus tard, Ramanuja (11ème-12ème siècle), brahmane tamoul, fut un grand commentateur du vishistadvaita, une école du Vedanta, inspiré par son maître Yamunacarya.
Ramanuja commenta abondamment la philosophie de Adi Shankara, qui avait vécu dans la première moitié du 8ème siècle. Il fût le premier acharya à déclarer la Bhakti comme voie aussi légitime que le jñana (la connaissance) pour réaliser Dieu.
Après lui, Madhvacharya, né à côté d’Udupi dans le Karnataka au 13ème siècle, a été le maître à penser de l’école Dvaita (dualiste) du
Vedanta.
Plus tard de grands saints sont apparus en divers endroits de l’Inde au cours des 14ème, 15ème et 16ème siècles. Dans le Maharastra
Namdev, Toukaram, Ekanath; au Bengale Sri Chaitanya Mahaprabhu; en Assam Sankaradev; dans l’Inde du centre Surdas; au Rajasthan Mirabhai; à Bénarès Tulsidas; en Ayodhya Kabir; dans l’Andhra Pradesh Nimbarka et au Gujarat Vallabha, qui était contemporain de Chaitanya, pour citer les plus illustres. Certains d’entre eux avaient de nombreux disciples, ont établi des systèmes philosophiques védantiques auxquels on se refère encore maintenant ainsi que des mathas (temples et ashrams) alors que d’autres étaient des mystiques au grand charisme mais libres de leurs mouvements.

Steven J Gelberg : Certains parmi tous ces grands saints sont difficiles à mettre dans telle ou telle catégorie. Chaitanya Mahaprabhu par exemple a réellement fondé une école philosophique, l’Achintya Bheda Abheda Tattva, cela ne l’a pas empêché d’être à la tête d’un très grand mouvement populaire de la Bhakti qui était très ouvert et libéral.

Shrivatsa Goswami : Tous ceux que j’ai cité avaient un grand nombre de disciples. Certains ont fondé des écoles de pensée, d’autres non. Oui Chaitanya a bien mené un mouvement populaire, il a aussi fondé une tradition religieuse, Tulsidas lui n’a rien fondé. Pour établir une école de pensée philosophique ou une tradition religieuse il faut produire des Ecrits, des commentaires spécifiques de la Bhagavad Gita, des Upanishads, et du Brahma Sutra ou Vedanta Sutra. C’est une condition très stricte. Chaitanya ne l’a pas fait personnellement mais ses premiers disciples immédiats, tel que les 6 Goswamis de Vrindavan et Baladev Vidyabhusana l’ont fait. Baladev a écrit le commentaire Govinda Bhasya du Brahma Sutra et des commentaires sur la Bhagavad Gita et les Upanishads. Si Chaitanya n’a rien écrit lui-même, c’est parce qu’il considérait le Bhagavata Purana (Shrimad Bhagavatam) comme la synthèse de tous ces Ecrits Sacrés.

Steven J Gelberg : Quelles sont les pratiques religieuses et formes d’adorations  spécifiques à la voie de la Bhakti ?

Shrivatsa Goswami : La caractéristique principale dans tous les mouvements liés à la Bhakti est de spiritualiser, ou rendre sacrées toutes les activités quotidiennes.
Manger par exemple peut se transformer en acte religieux lorsqu’on offre au préalable toute nourriture à Dieu avec dévotion. La nourriture offerte, végétarienne bien sûr, devient alors prasadam, la divine miséricorde. L’art, la poésie, la danse, le chant, le théâtre peuvent aussi être dédiés à glorifier Dieu en représentant sa forme sublime, ses attributs et ses actes hors du commun. Tout un aspect de l’art devient ainsi saturé de Bhakti. L’ensemble d’une vie humaine peut ainsi être spiritualisée. Le monde phénoménal et l’univers spirituel peuvent ainsi se rejoindre. Quant aux formes d’adorations particulières, il est clair que tous les rituels que nous connaissons, le homa, ou feu sacré, les yajnas ou rituels de passage, les chants de mantras, existent depuis longtemps mais souvent pour obtenir des bienfaits matériels. Ils sont toujours pratiqués dans la voie de la Bhakti, mais dans un but spirituel et dans une forme souvent plus simple, plus naturelle ou plus dévotionnelle, en particulier avec l’adoration des formes sacrées, ou Murtis de Radha Krishna par exemple, dans le temple ou chez soi. L’accent est plutôt mis de nos jours sur l’expression naturelle de sentiments dévotieux plutôt que des rituels mécaniques visant des gains temporaires. Le Nama Sankirtan, le chant collectif des noms divins, est aussi une activité très répandue
particulièrement chez les vaishnavas ( dévots de Vishnu, ou Krishna). Tous ces grands saints dont on vient de parler ont écrit des chants qu’ils partageaient avec le plus grand nombre partout où ils se rendaient.

 

 

 

 

Page 1 sur 2
X